CHAPITRE XI
Après la mort de Nachak, un silence terrible régna pendant un moment dans la salle du trône, puis ses deux derniers gardes du corps encore debout jetèrent avec fracas leurs armes sur le sol ruisselant de sang. Mandorallen releva le ventail de son heaume et se tourna vers le trône.
— O Majesté auguste, commença-t-il respectueusement, l’issue de ce jugement par les armes prouve la traîtrise de Nachak.
— En effet, acquiesça le roi. Notre seul regret est que l’enthousiasme que Tu as mis à défendre cette cause nous aura privés de l’occasion de pousser plus avant nos investigations sur la duplicité de Nachak.
— Je pense que l’on peut s’attendre à ce que les complots qu’il a fomentés avortent d’eux-mêmes, sitôt que la nouvelle des événements se sera répandue au-dehors, observa sire Loup.
— Peut-être, admit le roi. Mais nous aurions bien aimé avoir quelques détails sur cette affaire. Il nous aurait plu de savoir si Nachak était l’instigateur de cette vilenie, ou s’il fallait aller chercher plus loin, en direction de Taur Urgas lui-même, insinua-t-il en fronçant les sourcils d’un air pensif, avant de secouer la tête comme pour écarter de sombres spéculations. L’Arendie Te doit beaucoup, vénérable Belgarath. Tes braves compagnons ici présents nous auront gardés de voir se rallumer une guerre de triste mémoire. Ma salle du trône est devenue un champ de bataille, soupira-t-il, après un coup d’œil navré au sol souillé de sang et aux corps qui le jonchaient. La malédiction qui frappe l’Arendie n’aura même pas épargné ces lieux. Que l’on fasse disparaître ce carnage ! ordonna-t-il sèchement avant de détourner les yeux de l’horrible spectacle du nettoyage.
Nobles et gentes dames se remirent à jaboter tandis que l’on déblayait les cadavres et que l’on épongeait rapidement les mares de sang qui avaient commencé à figer sur le sol de pierre.
— Belle bagarre, commenta Barak en essuyant soigneusement la lame de sa hache.
— Je Te suis infiniment redevable, ô Messire Barak, de Ton aide fort opportune, déclara gravement Mandorallen.
— Elle semblait de mise, répondit Barak en haussant les épaules.
Hettar les rejoignit. Une expression de sinistre satisfaction se lisait sur son visage.
— Beau boulot, le complimenta Barak. Vous lui avez proprement réglé son compte.
— C’est le fruit d’une longue habitude, acquiesça Hettar. Nachak a commis la même erreur que tous les Murgos quand ils livrent un combat. Il doit y avoir une faille dans leur éducation.
— C’est vraiment dommage, tout de même, glissa Barak avec une mauvaise foi scandaleuse.
Garion s’éloigna d’eux. Il savait pertinemment que c’était absurde, mais il n’en éprouvait pas moins le sentiment aigu d’assumer une responsabilité personnelle dans le carnage auquel il venait d’assister. Tout ce sang, toutes ces morts violentes procédaient de ce qu’il avait dit. S’il n’avait pas ouvert la bouche, ces hommes ne seraient pas passés de vie à trépas. Ses paroles avaient beau se justifier, sinon s’imposer — et combien —, il était, qu’il le voulût ou non, en proie aux affres de la culpabilité. Il ne se sentait pas en mesure de discuter avec ses amis pour l’instant. Il aurait donné n’importe quoi pour pouvoir parler avec tante Pol, mais elle n’était pas encore revenue, et il se retrouvait seul face à sa conscience meurtrie.
Il s’était réfugié dans l’une des embrasures formées par les pilastres qui soutenaient le mur sud de la salle du trône afin de ruminer tranquillement ces sombres pensées, lorsqu’une jeune fille, de deux ans plus âgée que lui peut-être, fondit sur lui. Elle avait les cheveux sombres, presque noirs, la peau crémeuse, et le corsage de sa robe écarlate, dont le brocart épais bruissait quand elle marchait, était si profondément décolleté que Garion eut un peu de mal à trouver sur elle un endroit qui offrît au regard toutes les garanties d’innocuité voulues.
— J’ajouterai, ô Messire Garion, mes remerciements à ceux de toute l’Arendie, souffla-t-elle, d’une voix vibrante d’un cocktail d’émotions qui échappèrent totalement à Garion. La révélation du funeste complot ourdi par le Murgo est venue à point nommé pour sauver la vie de notre souverain.
Ces mots ne pouvaient que mettre du baume au cœur de Garion.
— Je n’ai pas fait grand-chose, gente damoiselle, répondit-il, dans une belle démonstration de fausse modestie. Le combat fut livré par mes amis.
— Mais c’est Ta courageuse intervention qui a permis de démasquer le félon, insista-t-elle. Et les vierges chanteront la noblesse avec laquelle Tu as celé l’identité de Ton ami, aussi anonyme que mal inspiré.
La notion de virginité n’était pas de celles avec lesquelles Garion était prêt à se colleter avec désinvolture. Il devint cramoisi et se mit à bafouiller lamentablement.
— Es-Tu en vérité, noble Garion, le petit-fils de Belgarath l’Eternel ?
— Nos liens ne sont pas aussi étroits que cela, mais c’est ainsi que nous présentons les choses, pour simplifier.
— Tu descends néanmoins de lui en droite ligne ? précisa-t-elle, et ses yeux violets étincelaient.
— D’après lui, oui.
— Et Dame Polgara serait-elle, d’aventure, Ta mère ?
— Ma tante.
— Une proche parente, donc, approuva-t-elle avec chaleur, en posant ses mains comme deux oiseaux sur son poignet. Le sang qui coule, ô Messire Garion, dans Tes veines, est le plus noble du monde. Dis-moi, ne serais-Tu, par chance, encore promis à personne ?
Les yeux de Garion se mirent à papilloter, et ses oreilles franchirent un nouveau degré dans l’écarlate.
— Ah ! Garion, tonna la voix cordiale de Mandorallen, rompant un moment on ne peut plus pénible. Je Te cherchais. Daigneras-Tu, comtesse, nous excuser ?
La jeune comtesse jeta à Mandorallen un regard venimeux, mais la main ferme du chevalier empoignait déjà celle de Garion, l’entraînant au loin.
— Il faudra que nous ayons un autre entretien, ô Messire Garion, s’écria-t-elle comme il s’éloignait.
— J’espère bien, gente damoiselle, acquiesça Garion, par-dessus son épaule.
Puis Mandorallen et lui se fondirent dans la foule des courtisans qui se pressaient vers le centre de la salle du trône.
— Je vous dois des remerciements, Mandorallen, articula enfin Garion, sans trop d’enthousiasme.
— Et pour quoi donc, mon jeune ami ?
— Vous saviez qui je protégeais quand j’ai parlé de Nachak au roi, n’est-ce pas ?
— Evidemment, confirma le chevalier, d’un petit ton désinvolte.
— Vous auriez pu le dire au roi. En fait, il était de votre devoir de le lui dire, si je ne m’abuse ?
— Oui, mais Tu avais fait vœu de garder le secret.
— Moi oui, mais pas vous.
— Nous sommes compères, Toi et moi. Ton serment me liait tout autant que Toi. Ne le savais-Tu donc point ?
Garion était dépassé. Les raffinements de subtilité de l’éthique arendaise avaient quelque chose d’effarant.
— Alors vous avez préféré vous battre pour moi ?
— Et comment ! assura Mandorallen avec un rire bon enfant. Bien que je doive T’avouer honnêtement, ô Garion, que mon empressement à prendre Ta défense n’était point entièrement le fait de l’amitié. En vérité, je te le dis, ce Murgo, Nachak, m’avait paru moult agressif, et je ne goûtais guère la froide arrogance de ses séides. L’idée de ce combat me tentait déjà fortement avant que le besoin de me faire Ton champion ne m’en offre l’occasion. C’est peut-être moi qui devrais Te remercier de me l’avoir fournie.
— Je ne vous comprends vraiment pas, Mandorallen, avoua Garion. Il y a des moments où je me dis que je n’ai jamais rencontré personne d’aussi compliqué que vous de toute ma vie.
— Moi ? Mais je suis l’homme le plus simple du monde, déclara Mandorallen, stupéfait, avant de jeter un coup d’œil alentour. Je me dois de Te conseiller de prendre garde à Tes paroles lorsque Tu converses avec la comtesse Vasrana, lui confia-t-il en se penchant vers lui. C’est ce qui m’a déterminé à Te prendre à part.
— Qui ça ?
— L’accorte damoiselle avec qui Tu t’entretenais. Elle se prend pour la plus grande beauté du royaume et cherche un époux digne de sa personne.
— Un époux ? répéta Garion, d’une voix défaillante.
— Mon jeune ami constitue une proie de choix. Son sang est plus noble qu’aucun autre par suite de sa parenté avec Belgarath. Il concrétiserait le summum des ambitions de la comtesse.
— Un époux ? croassa à nouveau Garion, dont les genoux commençaient à trembler. Moi ?
— Je ne sais ce qu’il en est dans la brumeuse Sendarie, expliqua Mandorallen, mais en Arendie, Tu es, ô Garion, d’âge à Te marier. Que mon compère prenne garde à ses paroles. La plus anodine des remarques pourrait passer pour une promesse, si une noble dame choisissait de l’interpréter comme telle.
Garion déglutit péniblement et jeta autour de lui un coup d’œil plein d’appréhension, après quoi il s’efforça de se faire oublier. Il avait l’impression que ses nerfs le lâcheraient au premier incident.
Mais la traque de ce genre de gibier à deux pattes n’avait pas de secret pour une chasseresse aussi rouée que la comtesse Vasrana. Avec une détermination consternante, elle le débusqua, le rabattit et l’accula dans une autre embrasure, braquant sur lui ses yeux de braise et son sein palpitant.
— Peut-être pourrons-nous maintenant, par chance, continuer cette intéressante conversation, ô Messire Garion, ronronna-t-elle.
Garion était aux abois et supputait fébrilement ses chances d’évasion lorsque tante Pol réintégra la salle du trône, accompagnée par la reine Mayaserana, maintenant rayonnante. Mandorallen lui adressa rapidement quelques mots, et elle traversa immédiatement la salle en direction de la comtesse aux yeux violets qui tenait Garion dans ses rets.
— Garion, mon chou, dit-elle en approchant, c’est l’heure de ton médicament.
— Mon médicament ? articula-t-il, ne voyant pas où elle voulait en venir.
— Il est tellement distrait, le pauvre, confia tante Pol à la comtesse. Il sait pourtant bien que s’il ne prend pas sa potion toutes les trois heures, il va avoir une nouvelle crise. Enfin, c’est probablement l’excitation...
— Une crise ? répéta la comtesse Vasrana, d’une voix stridente.
— C’est une malédiction qui pèse sur toute la famille, soupira tante Pol. Ils sont tous fous — tous les enfants mâles. La potion agit un moment, mais son effet n’est que temporaire, évidemment. Il faudra que nous trouvions sans tarder une jeune femme patiente et dotée d’un bel esprit de sacrifice si nous voulons qu’il se marie et donne le jour à des enfants avant que son cerveau ne commence à se ramollir. Après cela, son infortunée épouse sera condamnée à s’occuper de lui jusqu’à la fin de ses jours. Je me demandais justement quelque chose, fit-elle en regardant la jeune femme d’un air spéculatif. Se pourrait-il que vous ne soyez pas encore promise ? Vous semblez avoir l’âge voulu... Hmm, d’une agréable fermeté, approuva-t-elle, en tendant la main et en tâtant rapidement le bras rond de Vasrana. Il faut que j’en parle tout de suite à sire Belgarath, mon père.
La comtesse commença à reculer, les yeux écarquillés.
— Allons, ne partez pas, supplia tante Pol. Nous avons bien quelques minutes devant nous avant sa prochaine crise.
La jeune fille s’éloigna ventre à terre.
— Mais quand est-ce que tu resteras tranquille, à la fin ? soupira tante Pol en entraînant fermement Garion.
— Mais je n’ai rien fait, moi, objecta-t-il. Mandorallen les rejoignit, un sourire qui allait d’une oreille à l’autre accroché à la face.
— Je constate, ô gente dame, que Tu es parvenue à faire lâcher prise à notre agressive comtesse. Je l’aurais crue plus accrocheuse.
— Je lui ai fourni matière à réflexion. Il se peut que j’aie quelque peu tempéré son enthousiasme pour la vie matrimoniale.
— De quoi vous êtes-vous entretenue avec notre reine ? reprit-il. Il y a des années que l’on ne l’avait vue sourire ainsi.
— Mayaserana avait des problèmes typiquement féminins. Je ne pense pas que vous comprendriez.
— Son incapacité à mener une grossesse à terme ?
— Les Arendais n’ont donc vraiment rien de mieux à faire que de gloser sur des choses qui ne les regardent pas ? Pourquoi n’iriez-vous pas provoquer quelqu’un d’autre en duel, au lieu de poser des questions indiscrètes ?
— La question nous préoccupe tous beaucoup, gente dame, expliqua Mandorallen, d’un ton d’excuse. Si notre reine ne donne pas un héritier au trône, nous courons le risque d’une nouvelle guerre dynastique. Toute l’Arendie pourrait s’embraser à nouveau.
— L’incendie n’aura pas lieu, Mandorallen. Je suis arrivée à temps, par bonheur — mais nous avons senti les brandons passer bien près. Vous aurez un prince couronné avant l’hiver.
— Est-ce possible ?
— Vous aimeriez peut-être que je vous donne des précisions ? suggéra-t-elle d’un ton caustique. J’avais pourtant cru remarquer que les hommes préféraient généralement ignorer le détail des mécanismes mis en œuvre dans la gestation de leurs héritiers.
Le visage de Mandorallen s’empourpra.
— Je me contenterai de votre assurance, Dame Polgara, déclara-t-il avec empressement.
— Vous m’en voyez fort aise.
— Il faut que je fasse part au roi de tout ceci, annonça-t-il.
— Occupez-vous plutôt de vos affaires, Messire Mandorallen. La reine se chargera elle-même de dire à Korodullin, son époux, ce qu’il a besoin de savoir. Vous feriez mieux d’aller nettoyer votre armure. On dirait que vous avez passé la journée dans un abattoir.
Il s’inclina, plus rouge que jamais, et battit en retraite.
— Ah ! les hommes, soupira-t-elle en le suivant du regard, avant de se rabattre sur Garion. Je me suis laissé dire que tu ne t’étais pas ennuyé, toi.
— Il fallait bien que je mette le roi au courant, bredouilla-t-il.
— On dirait que tu as vraiment le génie de te fourrer dans des situations invraisemblables. Pourquoi ne nous as-tu pas avertis, ton grand-père ou moi-même ?
— J’avais juré de me taire.
— Garion, commença-t-elle fermement, dans les circonstances présentes, il est très dangereux de garder des secrets. Ce que Lelldorin t’avait confié était très grave, tu le savais n’est-ce pas ?
— Je n’ai pas dit que c’était Lelldorin.
— Garion, mon chou, reprit-elle froidement, en le foudroyant du regard, ne commets jamais l’erreur de me croire stupide.
— Oh ! mais non, balbutia-t-il. Ça ne me serait jamais venu à l’esprit. Je... tante Pol, j’avais donné ma parole de ne rien dire à personne.
Elle poussa un soupir.
— Il ne faut pas que tu restes en Arendie, déclara-t-elle. Cet endroit a manifestement un effet néfaste sur tes facultés. Enfin, la prochaine fois que tu te sentiras obligé de faire une de ces déclarations publiques à sensation, parle-m’en un peu avant. D’accord ?
— Oui, M’dame, marmonna-t-il, un peu penaud.
— Oh ! mon Garion, mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de toi ?
Puis elle éclata d’un grand rire chaleureux, lui passa un bras autour des épaules, et tout alla bien à nouveau.
La soirée se déroula sans autre incident. Le banquet fut mortel, ponctué de toasts interminables, les nobles arendais s’étant sentis obligés de se lever chacun à son tour pour rendre hommage à sire Loup et à tante Pol en tenant des discours aussi fleuris qu’ampoulés. Ils allèrent se coucher à une heure impossible, et Garion dormit mal, d’un sommeil troublé par des cauchemars dans lesquels la comtesse aux yeux de braise le poursuivait le long d’interminables couloirs jonchés de fleurs.
Ils se levèrent tôt le lendemain matin, et après le petit déjeuner, tante Pol et sire Loup s’entretinrent à nouveau en privé avec le roi et la reine. Garion, qui n’était pas tranquille depuis son escarmouche avec la comtesse Vasrana, ne quittait pas Mandorallen d’une semelle. C’était le chevalier mimbraïque au surcot bleu qui semblait le mieux armé pour l’aider à éviter ce genre d’aventure. Ils attendirent dans une antichambre, juste à côté de la salle du trône, et pour passer le temps, Mandorallen lui expliqua en long et en large une tapisserie compliquée qui couvrait tout un pan de mur.
Vers le milieu de la matinée, Messire Andorig, le seigneur aux cheveux noirs auquel sire Loup avait ordonné de passer le restant de ses jours à s’occuper de l’arbre de la place, vint trouver Mandorallen.
— Messire chevalier, commença-t-il d’un ton respectueux, le baron de Vo Ebor est arrivé du nord, accompagné de sa dame. Ils ont demandé de Tes nouvelles et m’ont chargé de Te mener près d’eux.
— C’est fort aimable de Ta part, ô Messire Andorig, répondit Mandorallen en se levant promptement du banc où ils s’étaient assis, Garion et lui. Je reconnais bien dans cette courtoisie le noble Andorig.
Andorig poussa un soupir.
— Il n’en a pas toujours été ainsi, hélas. J’ai monté la garde, cette nuit, auprès de l’arbre miraculeux que le vénérable Belgarath a confié à mes soins vigilants. Cela m’a donné le loisir de jeter un regard rétrospectif sur mon existence. Je n’ai pas mené la vie d’un homme de bien, mais je me repens amèrement de mes fautes et m’efforcerai honnêtement d’en mériter le pardon.
Sans un mot, Mandorallen étreignit la main du chevalier et le suivit, le long d’un interminable corridor, jusqu’à l’antichambre où l’on avait introduit les visiteurs.
Ce n’est qu’au moment d’entrer dans la pièce baignée de soleil que Garion se rappela que la baronne de Vo Ebor était la femme avec qui Mandorallen avait parlé, quelques jours auparavant, sur cette colline battue par les vents, le long de la Grand-route de l’Ouest.
Le baron était un homme de belle prestance, en surcot vert. Il était sensiblement plus âgé que Mandorallen. Ses cheveux et sa barbe avaient des reflets d’argent, et ses yeux, enfoncés dans son visage, recelaient comme une insondable tristesse.
— Mandorallen, dit-il en donnant chaleureusement l’accolade au chevalier. Il y a trop longtemps que Tu nous délaisses ; ce n’est pas gentil.
— Le devoir, Messire, répondit Mandorallen d’une voix altérée.
— Allons, Nerina, ordonna le baron à sa femme. Venez saluer notre ami.
La baronne Nerina était bien plus jeune que son mari. Elle avait les cheveux longs, d’un noir de jais. Elle portait une robe rose, et elle était très belle — quoique pas plus, songea Garion, qu’une demi-douzaine d’autres femmes qu’il avait vues à la cour d’Arendie.
— Ce cher Mandorallen, déclara-t-elle en accordant au chevalier une brève et chaste accolade. Sa présence nous a beaucoup manqué à Vo Ebor.
— Le monde n’est plus pour moi qu’un endroit désolé loin de ses murs tant aimés.
Sire Andorig s’était discrètement éclipsé après une inclination du buste, laissant Garion planté près de la porte, un peu incertain sur la conduite à tenir.
— Et quel est ce jeune garçon d’aimable tournure qui accompagne mon fils ? s’enquit le baron.
— Un jeune Sendarien du nom de Garion, l’informa Mandorallen. Il s’est joint à moi, ainsi que divers autres compagnons, dans une quête périlleuse.
— C’est avec joie que je salue le compagnon de mon fils, déclara le baron.
Garion s’inclina, mais son esprit fonctionnait à toute vitesse. Il s’efforçait de trouver un prétexte pour s’éloigner. La situation était terriblement embarrassante, et il n’avait pas envie de s’éterniser.
— Il faut que j’aille attendre le roi, annonça le baron. Les règles de la courtoisie exigent que je me présente à lui dès mon arrivée à la cour. Daigneras-Tu, ô Mandorallen, tenir compagnie à ma chère et tendre épouse jusqu’à mon retour ?
— Je n’y manquerai pas, Messire.
— Je vais vous emmener à l’endroit où le roi confère avec ma tante et mon grand-père, Messire, s’empressa Garion.
— Non, mon garçon, déclina le baron. Tu dois rester, toi aussi, bien que je n’aie nul sujet d’inquiétude, étant parfaitement au fait, comme je le suis, de l’indéfectible loyauté de ma femme et de mon plus cher ami. Mais les mauvaises langues auraient vite fait de crier au scandale si on les laissait seuls tous les deux. La prudence commande que l’on veille à ne point prêter le flanc aux méchantes rumeurs et aux vils sous-entendus.
— Je resterai donc, Messire, accepta promptement Garion.
— Brave garçon, approuva le baron.
Puis il quitta la pièce en silence, le regard quelque peu hanté.
— Ma dame souhaiterait-elle s’asseoir ? proposa Mandorallen, en indiquant à la baronne Nerina un banc sculpté placé à côté d’une fenêtre.
— Volontiers, acquiesça-t-elle. Notre voyage a été moult éprouvant.
— Il est bien long, le chemin qui mène d’ici à Vo Ebor, renchérit Mandorallen en prenant place sur un autre banc. Les routes furent-elles clémentes à ma dame et à son seigneur ?
— Peut-être pas tout à fait assez sèches pour que le voyage fût parfaitement agréable, précisa-t-elle.
Ils parlèrent un moment des routes et du temps, assis non loin l’un de l’autre, mais pas suffisamment près pour que, si quelqu’un venait à passer par la porte ouverte, il pût se méprendre sur la totale innocence de leur conversation. Pourtant, les messages qu’échangeaient leurs yeux étaient sensiblement plus intimes. Terriblement embarrassé, Garion affecta de regarder par une fenêtre, après s’être assuré qu’on le voyait bien de la porte.
Comme la conversation s’éternisait, les silences se faisaient de plus en plus longs et embarrassants, et Garion se tordait intérieurement de douleur à chaque fois, redoutant que, poussés à bout par leur amour sans espoir, Mandorallen ou Dame Nerina ne transgresse cette frontière non dite et ne laisse échapper le mot, la phrase ou le vocable qui provoqueraient la ruine de l’honneur et de la dignité, menant leur vie au désastre. Et pourtant, dans un petit coin de son esprit, il aurait «donné n’importe quoi pour que ce mot, cette phrase ou ce vocable soit enfin prononcé et que la flamme de leur amour s’embrase, aussi brièvement que ce soit.
C’est là, dans cette petite chambre tranquille, baignée de lumière, que Garion franchit une sorte de ligne de .démarcation. Le ressentiment qu’il nourrissait à « l’encontre de Mandorallen, et qui lui avait été instillé par Lelldorin, avec ses préjugés sans nuance, finit par s’effriter et disparaître. Il se mit à éprouver pour le couple des sentiments puissants, qui n’étaient pas de la pitié — car ils n’auraient pas accepté de pitié —, mais plutôt de la compassion. Et surtout, il commençait à comprendre, bien qu’encore timidement et quoi qu’il y vît essentiellement la marque d’un égoïsme sans bornes, le sens de l’honneur et l’orgueil transcendant dans lesquels plongeaient les racines de la tragédie qui marquait le destin de l’Arendie depuis des siècles innombrables.
Pendant encore une demi-heure peut-être, Mandorallen et Dame Nerina restèrent ainsi l’un près de l’autre, les yeux dans les yeux, échangeant à peine quelques paroles, tandis que Garion, au bord des larmes, montait près d’eux une garde vigilante. Et puis Durnik vint leur annoncer que tante Pol et sire Loup s’apprêtaient à partir.